Etre Femme
287 pages, libres d’être lues par celles et ceux qui en auront la curiosité.
Mon éditeur ayant été repris par « Hachette », mon livre n’y est plus disponible. Par conséquent je me propose de vous en offrir la lecture par chapitre par chapitre que je vais essayer de copier ici. J’ignore si cela sera digeste pour une lecture en ligne, merci d’avance pour votre indulgence. Mes 75 ans ont sonné cette année et la Martine n’est plus qu’une petite tartine un peu obsolète mais je me lance quand même !
Mais auparavant, ci-après le chapitre (Qui suis-je ?)
… en cours …
Préface
Ces lignes sont ici posées comme les pages d’un cœur ouvert pour être lues par celles et ceux qui en auront la curiosité. Elles sont peut-être aussi un clin d’œil aux hommes qui se perdent parfois dans les méandres de la complexité féminine et qui y trouveront l’une d’elles dévoilée, sans fard ni enjoliveur… Mais avant tout c’est à mes enfants que je les dédie, à mes trois fils, Philippe, Laurent et Stéphane devenus des hommes et qui sont en partie les artisans de ma nature de femme aujourd’hui…
Merci pour qui vous êtes !

Introduction
Introduction
La plupart des chapitres de ce livre ont été écrits entre 1998 et 2000, fruits de réflexions consécutives à mon premier arrêt de travail en raison de ma santé.
Certes la trame en est L’Être Femme et la difficulté d’être « celle que j’aurais aimé être ».
Élevée dans un univers féminin entre ma mère, ma grand-mère et mes trois sœurs, je suis moi-même, fille, femme, épouse et mère. Je dois assumer ma féminité dans un corps qui me rappelle ma condition féminine et qui de loin, n’est ni la pire, ni la meilleure, ni la plus dure ni la plus facile et qui n’est autre que la réalité de la condition humaine.
Aussi, ce recueil de mémoire débute par le portrait d’une femme peut-être plus extraordinaire que d’autres car totalement inconsciente de la merveilleuse composante de sa condition féminine parfaitement assumée et intégralement assimilée dans un monde d’hommes, omniprésents, omnipotents et pourtant pas aussi dominants qu’on aurait tendance à le croire. Ma mémoire dominée par le temps vécu en Afrique est naturellement empreinte de tout ce qui en a découlé et m’entraîne dans des réflexions sur les thèmes les plus divers mais en particulier sur les différences dont mon regard s’est peut-être arrêté sur les similitudes de notre humanité.
Ces réflexions ne sont pas plus féministes qu’humanistes et encore moins un règlement de compte avec des hommes ou des femmes de mon entourage.
Outre mes réflexions sur le rôle des femmes dans notre société, mes interrogations personnelles, mes doutes et questions parfois restées sans réponse ont été la trame de la 2ème partie de cet ouvrage où, ramenée à ma réalité, à mes échecs et à ma responsabilité dans les conséquences parfois douloureuses de mes choix, je vous livre mes réflexions écrites au fil du temps.
Des injustices ressenties dans mon enfance à ma liberté de choix dans ma vie d’adulte jusqu’au face à face avec la maladie, ces écrits ont eu un effet thérapeutique, sans lequel je ne serais certainement jamais parvenue à la phase de la restauration qui a suivi.
Enfin, la 3ème partie, témoigne de la guérison de mon être intérieur, avec reconnaissance envers Dieu, Créateur de tout mon être. Je ne peux m’exprimer autrement qu’en tant que témoin de son action dans ma vie. Je sais que mon cheminement ne s’arrête pas là, mais il débouche sur une perspective nouvelle par une restauration et reconstruction dont seule la Grâce de Dieu me permet de vivre désormais libérée des entraves de mon passé.
Première partie, Portraits de femmes
La Ma
Une reine
Assise sous le vieux manguier qui ombrageait la cour de sa maison, elle était là, superbement installée, telle une reine sur un trône en or gravé de pierres précieuses.
Son trône n’était qu’un tout petit banc de bois, sommairement raboté lors de sa construction, mais limé, poli au point d’en avoir une assise aussi douce que celle d’un coussin de velours…
Combien de fois a-t-elle fait ce geste… prit son banc d’une main pour le caler contre le tronc du manguier, le stabiliser entre les racines et s’y asseoir… combien d’heures est-elle restée là, écossant ses pois, pilant piments et condiments, remuant sa lourde pâte d’arachides pour en extraire une huile 100 % pure… combien de fois l’avons-nous trouvée ici – l’admirant en silence – assise sur ce siège de fortune ? Combien d’heures y a-t-elle passé pour que ce bout de bois devienne aussi doux qu’un meuble sorti de chez l’ébéniste qui aurait consacré des heures de travail pour transformer cette planche de bois brut en un meuble décemment utilisable dans nos cuisines ou salons européens pour y déposer nos fesses pâles et fragiles ?
Regardez ces deux coudes appuyés sur les genoux, ils n’ont rien de fragiles… et cette femme, campée solidement sur ses deux pieds, le dos parfaitement droit, de sa nuque à ses reins, se dégage une prestance de reine !
Ce matin-là, je me trouvais à une quinzaine de mètres de la pièce principale de ce palais, elle ne m’avait pas entendue arriver. Une voix mit fin à cet instant magique qui m’avait permis cette prise de photo intérieure dont je m’imprégnais avec délice ; quelqu’un s’approcha de moi et me dit, « Bonjour Madame, venez saluer la ma« . Dans cet univers là, lorsque ces deux petits mots étaient prononcés – la ma – tout était dit ! Cela ne signifiait rien de plus que « la maman »… mais ici quand on évoquait « la ma« , il se produisait alors une métamorphose verbale, comme si on annonçait sa majesté ou son altesse.
Au bruit de la voix qui m’invitait, elle a relevé la tête et d’un bond rapide et léger, s’est redressée – comme seule une femme africaine sait le faire – en deux temps d’une rythmique digne de Béjart : elle se soulève d’abord de son siège, demeure quelques fractions de seconde à angle droit, buste et reins en avant, rajuste rapidement son pagne et se redresse droite comme un i majuscule…
Quant à la ma, je devrais dire qu’elle s’est redressée comme un i majestueux. Car c’est ainsi que je l’ai perçue dès mon premier regard posé sur elle… cette femme que je ne cesserai désormais de nommer et dans mon cœur et dans mes écrits : la ma. Non pas ma Ma, car elle n’était pas mienne ; et ce, non pas à cause des liens du sang qui n’étaient pas les nôtres, mais parce qu’elle était la ma de toutes celles et ceux qui vivaient dans son entourage. Aucune exclusivité n’aurait été tolérée ni même imaginée. Une femme de cette trempe-là n’appartenait qu’à elle-même, mais aussi paradoxalement à toute personne qui reconnaîtrait en elle la femme. Je crois que ses propres enfants, étaient conscients que leur mère était un peu la mère de tous ceux qui l’approchaient, la respectaient et l’aimaient. D’ailleurs quiconque aura eu l’honneur de l’approcher l’aura d’emblée respectée et aimée !
Nous avions fait connaissance la veille, lors de la traditionnelle bienvenue exprimée par un grand nombre de personnes venues à la maison, nous serrer la main et nous dire tout simplement « yêlla »… ce qui voudrait dire bienvenue, bonne arrivée, bonne installation… un petit mot que l’on tente de traduire mais qui exprime certainement bien plus que notre mentalité occidentale ne saurait dire en semblable circonstance. En traduction libre – de ma propre composition – je dirais que c’est un mot de bénédiction prononcée sur l’arrivée du voyageur, de l’étranger de passage, du visiteur venu de près ou de loin qui est à la fois un souhait ou vœu de paix pour l’arrivant, mêlé aux remerciements d’être venu.
Lors de notre premier échange, j’avais été surprise par le port altier de cette femme. Elle était alors vêtue et coiffée de son plus beau pagne, son visage rayonnait de bien-être, de joie de vivre, de santé et de beauté. Cette femme, ai-je pensé, est vraiment belle ! De l’extérieur certainement, mais il émanait quelque chose de son intérieur dont j’avais été d’emblée saisie.
Ma première impression ne faisait que se confirmer en cette matinée d’octobre 1976. La saison des pluies touchait à sa fin, la végétation était encore verte et accueillante, l’air était agréable, ni trop lourd, ni trop sec, cela sentait bon le feu de bois sur lequel sera préparé le repas.
Et là, je la découvrais dans son quotidien, sous son manguier, le beau pagne de la veille avait été rangé pour la prochaine « grande occasion » qui sera certainement le prochain service religieux du dimanche matin; aujourd’hui, elle n’était alors vêtue que d’un vieux pagne de travail tissé par elle-même ou commandé chez le tisserand du village, teinté à l’indigo dont le bleu n’était plus qu’un pâle souvenir passé par les multiples lavages; un simple foulard noué sur sa tête cachait ses tresses noires, ses pieds nus brillaient comme un flan au chocolat dans ses sandales ciselées par le cordonnier du marché dans une chambre à air de camion dont un pneu aura éclaté sous la forte chaleur tropicale. Elle était toujours aussi belle ! Là, dans l’intimité de sa cour, royaume de toute femme africaine, elle était reine !
Aussitôt ai-je eu envie de la connaître et me laisser imprégner par son contact et sa fraîcheur de vivre !
Quel bonheur – mais surtout quel honneur – de répondre à l’invitation reçue, et m’approcher d’elle pour serrer sa main tendue,surmontée d’un visage rayonnant où se dessinait le plus généreux sourire de bienvenue !
Dès ce jour et aussi souvent que je l’ai pu, jamais je n’ai perdu une occasion de me tenir auprès d’elle, assise à mon tour sur un petit banc, pour m’imprégner des leçons de vie par tout ce qu’exprimaient le visage, le corps, la démarche, la vie d’une femme, dont l’âge semblait si peu important et de laquelle j’allais apprendre pour finalement comprendre ce que sont les attributs de la vieillesse si mal pressentie dans notre culture occidentale.
La vieillesse
Je me souviens du jour où j’ai appris l’âge de la Ma. Je m’entends encore lui dire de la façon la plus banale qu’elle ne faisait pas son âge…
Vanité et stupidité des mots! Vocabulaire occidental et réflexions qui ne veulent vraiment rien dire ici et plus particulièrement encore en parlant de la Ma.
J’étais alors trop jeune pour comprendre l’ineptie de ces mots, mais prononcés pourtant le plus sincèrement du monde. Aujourd’hui encore, combien de fois ne suis-je pas surprise par les réflexions et allusions qui traitent du sujet de l’âge, de la vieillesse ou de la jeunesse…
Qu’est-ce donc l’âge ? Qu’est-ce donc l’année, ou même le jour et l’heure qui passent, s’écoulent et nous marquent ? Qu’est-ce que le temps… sinon le rythme et le témoin des années vécues ? Pourquoi a-t-on sans cesse ce malin désir de comparer l’aspect d’une personne avec le nombre de ses années vécues ?
Qui, quoi, quelle mode, quel empire, sont donc venus détruire l’image de la vieillesse au point de, sinon nous contraindre, du moins nous suggérer de la fuir jusqu’à notre mort ?
La vieillesse, n’est-elle pas l’apogée d’une vie, le témoin lumineux d’un vécu ?
Rides, cheveux blancs et traits burinés ne sont-ils pas les reflets authentiques de celui qui a vécu, ri, aimé, travaillé, souffert et pleuré ?
Qu’est devenu l’être humain de ce siècle pour vouloir nier la réalité et l’authenticité de son existence ?
Je n’ai malheureusement passé que trop peu d’années en Afrique, mais elles m’auront appris au moins une chose: la vieillesse est le stade le plus noble de la vie humaine. En Afrique, elle y est respectée et honorée sans jamais être jugée sur son aspect physique, mais sur la sagesse et l’expérience dont les générations suivantes chercheront toujours à s’imprégner.
Et là, devant moi, je découvrais la Ma, une femme qui avait simplement son âge, son potentiel de vécu, son lot de souffrance et de bonheur, d’années passées dans les bons, les mauvais et tous les autres jours.
Elle n’avait pas l’air d’être jeune. Elle n’avait pas l’air d’être vieille.
Elle était femme, mais une femme accomplie !
Mon école de femme
Dès cette rencontre, j’ai vu la Ma comme LA femme telle que je la concevais dans le plus profond de mon être. Je l’ai aimée dès ces premiers instants ! Et j’ai désiré apprendre d’elle et faire d’elle un modèle, en quelque sorte mon école de femme.
Du haut de mes 27 ans, mère de deux enfants, je me pensais adulte mais soudainement, face à la Ma, je n’étais plus qu’une enfant qui désirait tout apprendre. J’avais grand besoin d’un exemple de vie à suivre ou peut-être d’une motivation valorisante pour comprendre mon rôle de femme dans ma vie quotidienne… (?)
Et ce jour-là, comme pour recevoir ma première leçon de vie, je suis restée auprès d’elle une bonne partie de la matinée.
Elle ne parlait pas français, et je ne connaissais que les mots de salutations dans sa langue. Nous échangions de longs regards francs. Devant mes yeux écarquillés d’intérêts, elle me parlait en mooré, en s’accompagnant de gestes pour m’expliquer ce qu’elle faisait et quand je ne comprenais vraiment rien, on éclatait de rire et elle appelait quelqu’un pour traduire.
Dans la vie africaine rurale, une femme est très rarement seule. On y trouve toujours des visiteurs pour la journée, une semaine, voire même plusieurs mois. Des neveux et des nièces, des amis de passage, des enfants confiés pour les envoyer à l’école, tout ce petit monde s’affaire à gauche et à droite pour se rendre utile. Qui, va puiser de l’eau, qui va chercher du bois, qui part au marché, qui pile le mil. Il y a tellement à faire dans une vie communautaire où ni le fast-food, ni le confort ménager existent !
Ce matin, non loin de là, une jeune fille lavait du linge. La Ma l’interpella simplement d’une intonation typiquement africaine. Le son de la dernière syllabe ne se termine ni sur une interrogation, ni sur un ordre intimé, c’est comme une musique que l’enfant connaît bien et sur une telle invitation, laisse là son ouvrage, se lève d’un bond pour se présenter devant la personne qui l’interpelle.
La jeune fille était là pour aider sa tante et la Ma appréciait son aide. Elle ne parlait pas beaucoup. Ses yeux pétillaient de fraîcheur, je la trouvai là, à sa place à l’école de sa tante qui me semblait de loin la meilleure pour sa vie de future femme.
On se parlait peu, et l’on s’est peu connues durant les années passées à se côtoyer, mais il y avait une sorte de complicité entre nous. Je l’aimais beaucoup, mais silencieusement. On riait parfois, sans trop bien savoir pourquoi, comme si les mots étaient inutiles pour partager nos sentiments et s’apprécier mutuellement.
Cette relation a été unique pour moi. Je ne pense pas en avoir développé d’autre semblable. Avec le recul, j’ai toujours le souvenir de cette jeune fille avec une pointe de regret de ne pas avoir forcé le dialogue pour mieux la connaître. Paradoxalement, je pense que c’est très bien ainsi et que la discrétion qui dominait ce type de relation est aussi précieuse qu’auraient pu être des confidences intimes.
Mais revenons à ce matin-là, j’ai quitté la Ma et sa nièce sans précipitation. D’ailleurs la précipitation ne fera désormais que très peu partie de ma vie africaine. Je n’étais pas pressée de rentrer, mais il le fallait bien. J’avais aussi ma cour, ma vie, mes enfants qui m’attendaient. Une jeune fille, s’en occupait en mon absence et le repas sera bien vite préparé… les moyens du bord étant peu propices à l’élaboration de repas compliqués.
Sur le chemin du retour – un chemin ? – pas vraiment, tout juste un passage marqué par les traces de ceux qui m’avaient précédés à travers le terrain vague qui séparait nos deux quartiers, je distinguais au loin le chemin à suivre… de toute façon si je m’étais trompée en cette première sortie de ma cour, je ne pouvais pas me perdre bien loin. La petite ville où nous étions installés depuis deux jours, était une sous-préfecture, aux dimensions d’un village dont le tour était vite fait. Ainsi, évoluant lentement, à l’affût de tous les petits signes de vie, des odeurs et des couleurs qui seront désormais mon décor quotidien, je me laissais imprégner de cette douce sensation de bien-être procurée par cette visite matinale.
J’étais envahie d’une sensation étrange : je me sentais femme et… toute petite fille à la fois. Assez forte pour affronter ma nouvelle vie, loin de mon pays et de ma famille… mais aussi fragile et ne sachant pas vraiment comment la mener à bien.
Tandis que je suivais les traces laissées dans la poussière du chemin où plus aucune végétation ne poussera désormais, je réalisais que tous mes projets, tout ce pourquoi j’étais là, le nouveau monde qui m’entourait, les pas de ceux qui marchaient chaque jour sur ce chemin, j’en ignorais tout, je n’en connaissais rien ! Aucun manuel, aucun livre ne pourrait me guider et me dire comment mettre en oeuvre tout ce que je souhaitais pouvoir apporter à ces gens qui semblaient finalement pas si mal que ça et bien mieux dans leur peau que la plupart de ceux qui vivaient dans mon entourage à Nyon, Lausanne ou Genève… qu’allais-je bien pouvoir leur apporter ?
La Ma, elle, était femme, de la racine de ses tresses noires, à la plante de ses pieds qui la portaient allègrement sur la route de la vie ! Une femme au regard profond, sincère et noble.
Comme je voudrais pouvoir lui ressembler !
Alors que je venais de quitter mes racines, mon pays, ma famille, ma mère, j’ai compris que je venais de trouver la personne qui m’aiderait, m’accompagnerait dans mon enracinement sur cette terre africaine que j’avais toujours aimée mais de laquelle je connaissais encore si peu de choses.
Dans ma première lettre hebdomadaire à mes parents j’écrivis ces mots : « J’ai fait aujourd’hui plus ample connaissance avec la Ma. Je crois qu’elle sera une conseillère et une mère pour moi, celle qui m’accompagnera et m’évitera bien des faux pas. »
A cette lecture, ma mère n’a manifesté aucune jalousie. Au contraire, elle semblait rassurée, et dans presque toutes ses lettres elle me demandait des nouvelles de la Ma en n’hésitant pas à la citer en ces termes ta maman africaine. Plus tard elles se sont rencontrées avec beaucoup d’émotion et de respect réciproques.
C’est étonnant comme les femmes peuvent se ressembler, tout en étant diamétralement opposées. Il est parfois incroyable d’arriver à des comparaisons et similitudes qui dévoilent harmonie et désaccord dans le même temps. Telle une portée musicale qui serait faite d’accords parfaitement harmonieux et soudainement entrecoupés de rythmes et de sons qui résonnent en fausses notes insoutenables, car il est impossible de comparer l’incomparable. Et – inévitablement – je comparais… et bien malgré moi, il m’arrive de comparer encore aujourd’hui !
De ma mère j’avais toujours reçu les conseils pratiques pour élever et soigner mes enfants. Rares étaient les bobos qui me conduisaient chez le pédiatre. Un coup de téléphone à maman, et tout était compris, soigné. Pour mes petits problèmes domestiques, maman était là avec une réponse. Peut-être pas toujours la meilleure ou la plus subtile, mais pour moi, toujours utile. Et je la sentais heureuse de pouvoir m’aider
Sur un plan plus affectif, moral, spirituel ou intellectuel, adolescente, j’ai passé bien des heures à ses côtés à partager ce que je ressentais, pensais ou vivais. Quand je sollicitais son attention, ma mère posait son livre et me réservait une oreille attentive. J’ai peut-être bénéficié du fait d’être la dernière de la famille pour qui elle a su consacrer plus de temps.
Et même si ma mère n’avait pas eu l’impact d’admiration suscitée par la découverte de la Ma, je me retrouvais sur terre africaine pour la seconde fois de ma vie de femme débutante et ma maman me manquait.
Coupée du contact maternel par l’éloignement géographique, la présence de la Ma m’est apparue comme un cadeau divin.
De plus, la Ma m’offrait ce que ma mère n’avait pu m’offrir : joie de vivre, bonne humeur, gaieté, noblesse et grandeur d’âme que maman aurait peut-être pu manifester si elle avait vécu dans d’autres circonstances. Nul ne le sait.
Ce qui est certain, c’est que, ni les facilités de la vie, ni la richesse matérielle, ni l’absence de travail et de souffrances ont fait de la Ma une femme aussi rayonnante et agréable. Elle le puisait dans son être intérieur, bien profondément et elle seule en possédait le secret.
Un secret bien gardé dont elle ne connaissait peut-être même pas l’existence !
Quand, bien des mois plus tard je lui faisais parfois une remarque sur ce qu’elle représentait pour moi ou que je lui adressais un compliment, elle rougissait, contestait et m’accusait de la flatter, de son petit rire que j’aimais tant… Ah ce petit rire voilé d’un reproche, suivi d’un clip clap de la langue (onomatopée typiquement africaine qui en disait long de sa désapprobation) ! Mais femme elle l’était, et quoiqu’elle en dise, elle semblait heureuse d’être appréciée, et s’exclamait en rougissant pour conclure sur un ton de reproche affectueux « madaame…!!! »
Le respect – La dignité
« Madame »… C’est ainsi que la Ma m’a toujours appelée. Les rôles étaient inversés, elle, une si grande dame face à moi petite européenne mal dégrossie ! [1]Simplement par le fait que j’étais blanche, j’étais une madame et la Ma n’utilisait que rarement mon prénom… Pire : parfois elle y ajoutait le prénom de mon mari !
Par son éducation, elle était marquée du respect obligé envers les blancs. Un respect qui parfois m’agaçait de la part de certains africains pris entre l’hypocrisie et la gêne. Mais quand la Ma m’appelait madame, si au début il s’agissait bel et bien de la distance imposée entre blanche et noire, très vite, ce madame là avait le même ton que le mien quand je l’appelais ma (= maman); et si elle avait osé choisir ses mots, son madame serait certainement devenu ma fille.
Le respect, la dignité… là encore, mon école auprès de la Ma a été exceptionnelle. Lorsqu’elle saluait des européens, d’une révérence respectueuse et sincère, elle ne s’abaissait pas et ne reflétait pas une attitude servile. Elle restait digne, et fière. Fière dans le sens noble du terme. Fière d’être elle-même, de sa condition, de sa couleur et de sa race. Elle ne perdait rien de sa beauté, elle savait être humble et digne. Mieux, à son insu, elle nous imposait sa noblesse : nous, petits blancs, nous sentions ses dévoués, ses serviteurs, ses élèves.
Combien de fois ai-je pu admirer cette attitude en Afrique, non seulement avec la Ma, mais chez la plupart des africains respectueux certes, mais restés dignes. Le plus souvent, ceux-là se trouvaient dans les villages les plus reculés.
Et nous, occidentaux, n’aurions-nous pas à apprendre des peuples d’Asie ou d’Afrique, nous qui sortons de nos pays dits libéralisés, combien de fois ne nous écrasons-nous pas devant nos supérieurs, nos directeurs ou nos chefs, qu’ils soient hommes, femmes, blancs ou de couleur, jusqu’à en perdre notre propre dignité ?
Pourquoi, l’occident a-t-il perdu sa dignité d’être humain ? Quel règne dominant est donc venu briser cette partie de notre monde pour faire de certains d’entre nous des races bien plus inférieures que celles que nous prétendons dominer ?
L’Afrique a certes été brisée par l’occident. Elle a été asservie, enlaidie, diminuée. Quand nous sortons de ses sentiers battus, et que nous entrons à l’intérieur des terres africaines, nous y entendons encore aujourd’hui des témoignages bouleversants de ceux qui ont connu les premiers colons venus avec fouets et bâtons pour les faire travailler de force. Mais ils ont su garder leur dignité et le respect d’eux-mêmes.
Comment ne pas évoquer la vieille maman de notre traducteur et ami ? Sa mère était de celles qui ont damé de leurs fesses, la routesur laquelle nous passions chaque jour ! En effet, les femmes et les enfants, trop faibles pour les gros chantiers devaient s’asseoir sur la terre meuble en tapant de leurs fesses ; avancer ainsi et servir de rouleaux compresseurs, durant de longues heures sans manger ni boire, sous la menace de leurs contremaîtres et un soleil de plomb…
Cette femme, témoin et victime de ce douloureux passé, frêle, et usée, insignifiante et discrète au point de se laisser oublier de tous, restait silencieuse dans un coin de sa cour. Elle avait été femme de pasteur respecté et honoré de tous et mère de nombreux enfants élevés fièrement ; elle avait tenu le coup et surmonté l’horreur d’une tranche de l’histoire dont je n’étais vraiment pas fière. En sa présence (comme dans beaucoup d’autres circonstances) j’aurais payé cher pour changer de couleur de peau…
Un jour, me rendant à sa cour, elle saisit ma main tendue vers elle pour la saluer, en la serrant de ses deux vieilles mains osseuses en remerciant Dieu car les choses avaient changé et que maintenant blancs et noirs s’entendent, se respectent et se saluent ! Naïve, diront certains… Peut-être, car ignorante de certaines réalités qui en disent encore long sur les dominés et les dominants de ce monde, mais quelle naïveté bénie quand elle conduit à un esprit objectif et positif pour parvenir à pardonner et aller de l’avant vers des jours meilleurs !
Pour moi, cette vieille femme devenait un exemple de plus à suivre par son pardon accordé à notre race blanche sous la domination de laquelle elle avait tant souffert ! Sans ce pardon je n’aurais pas pu m’asseoir en sa présence, je n’aurais pas pu la saluer ni même supporter son regard plongeant dans le mien avec tant de bonté !
Sans l’existence de personnes à l’image de cette vieille maman, de la Ma et de bien d’autres encore, jamais je n’aurais pu entrer dans ce pays et m’y intégrer comme j’ai eu le privilège de le faire !
Nos différences – Noir ou Blanc / Homme ou Femme
Pendant près de trois ans, j’ai travaillé avec la Ma parmi les femmes des villages alentour. Je l’emmenais avec moi en voiture sillonnant la région. Très vite une grande confiance s’est installée entre nous. Tantôt comme une mère et sa fille, tantôt comme deux adolescentes, prêtes à rire de tout. J’avais toujours quelqu’un pour me traduire pour les entretiens sérieux. Mais très souvent, nous nous sommes accommodées de mon pauvre vocabulaire mooré pour nos échanges usuels. Nous ne faisions appel à la traduction que dans le besoin. C’est ainsi que j’ai pu accélérer la pratique et l’utilisation de leur langue que j’étudiais avec les moyens du bord. Je n’ai jamais su vraiment parler le mooré, mais seulement l’apprivoiser un peu. Cela m’a permis d’avoir des dialogues où nos deux langues se mêlaient et où les expressions linguistiques devenaient secondaires ne servant plus qu’à concrétiser ce que nous avions à nous dire et s’assurer de notre bonne compréhension réciproque sur l’essentiel.
Au fur et à mesure de nos rencontres avec d’autres femmes, d’autres villages et même d’autres ethnies, j’ai appris avec la Ma, que les différences entre l’Europe et l’Afrique, sont le plus souvent basées sur le matériel et les exigences traditionnelles.
Mais j’ai vite compris combien, l’aspect humain de nos vies, tout ce qui touche au cœur ou à la pensée, nos motivations et nos souhaits étaient les mêmes. La recherche du bonheur, le besoin de paix, le développement de la confiance en soi et en l’autre, les questions sur la vie ou la mort : toutes ces choses se traduisent parfois différemment, mais ont exactement le même sens.
Quelques années auparavant, lors de mes premiers pas en Afrique (au Tchad après la traversée du Sahara) je n’avais que 19 ans et le retour à la vie européenne 6 mois plus tard m’avait complètement bouleversée, car en fait je me sentais beaucoup plus proche des gens côtoyés en pleine brousse avec qui je ne parlais que par des gestes et où seuls mes actes pouvaient être jugés, compris (ou incompris) donc où seule ma vie pratique de chaque jour pouvait faire de moi une personne appréciable ou détestable.
J’avais alors quitté l’Afrique imprégnée par des convictions intérieures dont je n’ai pratiquement jamais parlé. Je n’avais pas de certitudes, n’ayant pas eu la possibilité d’étudier les comportements et les habitudes des régions visitées, je n’étais ni scientifique, ni préparée à ce genre d’observations. Je n’étais qu’une enfant grandie un peu trop vite et larguée là où j’avais souhaité être, mais sans aucune préparation. Seules des impressions intérieures et inexprimées remplissaient mes sentiments. Je n’étais qu’une auditrice silencieuse, spectatrice d’un film inédit où la parole n’avait pas de sens – et ne semblait même pas manquer – et où précisément toute interprétation était permise sans jamais acquérir la certitude d’avoir bien compris.
J’en étais revenue complètement différente intérieurement, sans jamais pouvoir me l’expliquer, ni même le partager avec mes proches. Je n’avais pas encore pu réaliser pleinement le privilège immense dont j’avais été bénéficiaire en 6 mois de vie transportée dans un autre temps, dans une autre dimension, comme il est rarement donné de vivre. Peut-être y reviendrai-je plus loin…
Mais là, 8 ans plus tard, cheminant auprès de la Ma, c’est comme si je concrétisais ce que j’avais ressenti dans le plus profond de mon être, c’est comme si j’étais de retour parmi les miens sans y avoir grandi. Ainsi, la vie, les problèmes m’apparaissaient aussi différents qu’identiques. Paradoxal ? Certes, mais l’Afrique est le continent du paradoxe et c’est peut-être ce qui en fait son charme et la raison pour laquelle on n’en terminera jamais le tour…
Dès le début, j’ai appris à repérer d’abord ce qui nous unissait et faisait de nous les mêmes êtres humains, des femmes placées ici ou là sur une planète pas si grande que cela finalement… et comme par un balayage, tout ce qui aurait pu nous séparer devenait secondaire, voire insignifiant, car notre humanité se révélait fondamentalement la même. Avec les mois qui passaient, mon seul et réel problème était d’être de couleur blanche.
J’entends souvent dire de la part des gens que « ce n’est pas la couleur de peau des autres » qui les dérange… mais ils n’arrivent pas à exprimer ce qui les gêne, tout en affirmant – sincèrement d’ailleurs – ne pas être racistes.
Et moi, par ces lignes – au risque d’être incomprise – j’ose affirmer que justement dans notre acceptation totale et réciproque de l’autre et de nos différences, c’est la couleur qui fait la différence… Avec tous ceux que j’ai côtoyés en Afrique et surtout dans les terres les plus reculées, là où les discours politico sociaux ne régissent pas la pensée, là où l’on ne parle justement pas de racisme – car c’était bien notre dernier souci – après avoir compris de quoi nous étions faites les unes et les autres, après avoir échangé nos sentiments, nos idées, nos pensées, après avoir même tellement ri de nos différences, plusieurs femmes pas plus intellectualisées que moi, n’ayant jamais eu à réfléchir sur la question, concluaient en éclatant de rire : « vraiment, madame est comme nous… la seule différence : elle est blanche ! ».
Eh oui, ce fameux madame n’a jamais pu être décollé de ma personne et ce, justement parce que j’étais blanche, et pourtant nous étions souvent très proches et même intimes ; et je me sentais si bien parmi elles ! Parfois les plus jeunes me prenaient le bras, grattaient ma peau et avec des signes m’expliquaient qu’elles voulaient me l’enlever pour la coller sur elles… Alors je leur démontrais que ma peau blanche était bien plus laide que la leur, que j’avais des cicatrices de boutons de moustique, des marques rouges, des bleus, des taches de rousseur… tandis que la leur était unie, belle, brillante et douce comme de la soie… Cela se terminait toujours par des éclats de rires et voir des femmes africaines qui se laissent aller au fou rire est un spectacle dont je me régalais : pliées littéralement en deux, tapant des mains à grands coups rythmés au-dessus de leur tête, cela se transforme très vite en une sorte de ballet improvisé où tout le monde est convié ! C’est un vrai bonheur de les regarder et bien plus encore de se laisser entraîner par leur rire communicatif, mais pour cela il m’aura fallût du temps pour apprendre à me décoincer, moi qui n’ai jamais su laisser parler mon corps !
Et si de tels instants nous permettaient d’oublier nos différences, je crois qu’elles auraient autant que moi souhaité que je devienne de la même couleur qu’elle, non pas par racisme, mais pour que je sois vraiment des leurs, confondue au milieu d’elles sans plus être remarquée.
C’est le sentiment que j’ai cruellement ressenti quand, assise au milieu d’une cour, perdue en brousse, bien loin de tous les discours discriminatoires et ségrégationnistes – et où l’apartheid n’existait pas – l’arrivée d’un visiteur venait casser l’ambiance, simplement parce qu’une blanche était assise là… parfois mes hôtes balayaient la gêne de quelques mots en expliquant je ne sais trop quoi, peut-être qu’il n’y avait rien à craindre de ma présence… et alors le nouvel arrivé se joignait à nos discussions, tandis que d’autres fois, on restait là, silencieusement… jusqu’à ce que le visiteur s’en aille, pour nous retrouver entre nous après son départ. En un instant, nous étions alors comme des enfants privées de leur récréation à l’arrivée d’un inspecteur…
« Ah, si seulement j’étais noire… »
Un jour, de retour chez moi après une semaine passée en brousse, je me suis surprise moi-même, par un regard furtif lancé dans le seul miroir de la maison, au-dessus du lavabo. Il faisait déjà nuit, j’avais peint les murs de notre salle de bain en rouge vif, ce qui ne favorisait pas un examen très lucide à la seule lueur d’une lampe à pétrole. C’est dans cette lumière blafarde, qu’en me lavant les mains sous l’eau courante (retrouvée avec un bien-être sans pareil, je l’avoue), je levai la tête pour me regarder dans le miroir… oh oh ! Surprise… ! « C’est vrai que je suis blanche ! » Je suis sortie de là en éclatant de rire. Mais, sincèrement, au-delà du rire, j’étais choquée, car en une semaine, je m’étais sentie devenir noire…
– dommage, pensai-je, bien forcée d’admettre que le miroir reflétait la vérité !
Pour mon mari c’était différent; quelque mois en Afrique et sa peau mate d’espagnol rejoignait quelque peu la couleur des africains dits « de teint clair« . Certes, pour les africains, il était européen, mais sa condition d’homme et ses activités n’étaient pas les mêmes que les miennes. Il était considéré comme un enseignant, un conseiller, donc obligatoirement avec déférence, comme l’aurait été tout africain à sa place.
Mais en temps que femme, ma condition était différente. J’ai entendu quelqu’un revenant d’Afghanistan expliquer que les femmes blanches en pays de couleur sont « asexuées »… Il y a quelque chose de vrai dans cette définition, même si je n’y adhère pas à 100%. En Afrique, mon entourage savait bien que j’étais femme et m’admettait comme telle. Mais il est vrai que loin des villes, les occidentales, sont généralement associées aux hommes et sont classées dans le monde des hommes, un monde de décideurs, directeurs, ou dominants.
Je ne voulais en aucun cas de cette place et je m’en échappais chaque fois que cela était possible pour rejoindre les femmes. Non par haine (ou gêne) des hommes, mais parce que ces femmes s’acceptaient et ne cherchaient pas à être autre chose que ce qu’elles étaient.
Avec elles, je sentais que j’avais quelque chose à recevoir avant de donner. Je leur enseignais certains principes dont elles pourraient avoir besoin pour leur vie pratique et spirituelle, mais elles me faisaient découvrir les leurs. Ensemble nous avons appris à nous connaître. Pas seulement pour connaître l’étrangère que j’étais, mais découvrir ensemble que finalement les barrières n’existent pas et que les conditions climatiques, matérielles, géographiques ne changeaient que peu de choses au fait que nous étions femmes et qu’à l’intérieur nous avions des sentiments identiques.
Certes les différences existent, mais elles ne sont pas systématiquement aussi fondamentales que ce que l’on veut bien en dire : une femme est une femme, quelque soit sa race, son milieu et sa fortune !
Contrairement aux idées reçues, la femme de beaucoup de pays d’Afrique est généralement libre de mener sa vie quotidienne comme bon lui semble. Son mari ne se mêle que très peu des affaires qui concernent les soins des enfants, la nourriture et la tenue de la maison. Dans sa cour, dans sa cuisine, dans sa case, la femme est reine ! J’en veux pour preuve que les africains ont souvent cette expression en désignant leurs femmes : « elle est dans sa cour… » et pourtant sa cour est le lieu où toute la famille se retrouve. C’est le salon, la salle à manger et la salle de jeux des enfants. Mais la femme africaine y est chez elle.
Pourrait-on en dire autant de nous – femmes libérées occidentales – d’être ainsi « chez nous » de la cuisine au salon, du salon à la salle à manger, de la salle à manger à la terrasse ou au jardin ??? … N’entendons-nous pas encore parfois des plaisanteries d’un goût douteux, touchant au fait que notre place devrait se limiter à nos fourneaux, et ne s’étendre qu’aux joies de la lessive et du repassage… gags et plaisanteries dont nous ne pouvons que sourire, quitte à en rire jaune pour certaines femmes européennes d’aujourd’hui ?
Certes, notre regard occidental nous fait miroiter les détails qui font dire que les femmes africaines n’ont aucun droit… comme par exemple, traditionnellement, elles servent à manger aux hommes en premier, pour ne manger qu’après ce qui reste, et s’il en reste irions-nous jusqu’à dire, croire ou penser!!!. Mais demandez à ces femmes si elles sont frustrées de cette situation, et vous les verrez rire de votre question n’en comprenant certainement pas le sens !
Je me suis souvent battue sur ce point refusant de manger sans elles, car en tant que visiteurs européens, mon mari, mes enfants et moi étions invités à la table des hommes.
En quelques mois, la confiance installée, certaines d’entre elles acceptaient de jouer le jeu avec moi. Je leur donnais alors à choisir : ou – exceptionnellement – elles mangeaient avec nous (les invités et les hommes) ou je mangeais avec elles. Et là, le perpétuel problème subsistait : j’étais de peau blanche et elles étaient impressionnées de manger seules avec moi, de plus, elles savaient que les européens mangent en famille. Ainsi, la plupart du temps, la maîtresse de maison nous rejoignait à la table des invités. Il en est même qui – par la suite – ont pris l’habitude de manger avec leurs maris dans leur vie quotidienne. Qu’en déduire ?… Rien d’autre qu’une remarque réaliste où les habitudes de chacun peuvent être modifiées sur un constat, une découverte, un concept « pris d’ailleurs » et qui finalement correspond à un désir de notre cœur
Pour aborder ces sujets fondamentaux, ce n’est qu’avec l’aide de la Ma que cela a été rendu possible. Je lui demandais toujours ce que je pouvais dire ou pas. Dans certains domaines, elle me priait gentiment de la laisser faire pour préparer le terrain des entretiens que nous allions avoir avec les femmes concernant l’hygiène, la santé, les enfants ou le contrôle des naissances.
Alors, la Ma s’installait avec moi au milieu des jeunes femmes qu’elle appelait ses filles et elle leur expliquait le but de ma venue et mon désir de leur apporter conseil et soutien dans leur vie de femmes. Sans elle, jamais je n’aurais pu aborder les sujets cruciaux de leur vie personnelle. Et avec elle, j’ai appris à connaître et comprendre leur vie intime, cachée et bien éloignée des clichés que l’on s’en fait en Europe.
L’argent est rare dans un foyer africain en brousse. Les femmes sont responsables de la préparation des repas pour toute la famille. Il existe certes des nuances entre les pays d’Afrique, tout comme on les trouvera entre le Danemark et l’Espagne… sans pour autant pouvoir dresser de liste exhaustive ni généraliser. Au sud du Tchad, j’ai vu des femmes effectuer les gros travaux et les maris somnolant à l’ombre d’un arbre, n’intervenant que « si nécessaire ». Au Burkina Faso, le mari se charge des gros travaux des champs et des récoltes ; la femme l’assiste au moment des récoltes. Mais elle doit surtout apprendre à être autonome pour trouver le moyen de préparer la nourriture ; « préparer » veut dire faire la sauce qui accompagnera le mil après l’avoir pilé ; chercher pois ou haricots lorsque les greniers sont vides, trouver l’argent pour acheter poisson, viande et condiments. Pour cela elles confectionneront des beignets, de l’huile d’arachide, du beurre de karité ; certaines – celles qui auront eu le privilège de l’apprendre – tisseront des pagnes ou tricoteront de la layette. Une ou deux fois par semaine, elles iront vendre au marché le fruit de leur artisanat.
Au-delà des corvées, puiser l’eau, rapporter les fagots de bois – parfois bien loin de leur maison – faire la lessive, et des bébés, elles sont loin d’êtres ces femmes stupides et disciplinées ou battues sans savoir pourquoi par des maris féroces et alcooliques ! A bas ces clichés inconvenants, répugnants et qui me font bouillonner de rage contre ceux de ma race qui ont véhiculé ces idées reçues dont certains osent même éclater de rire !!!! Moi : j’enrage !!!
Il est vrai que cela existe, à la vue de tous dans le village où tout se sait mais tout comme en Europe où derrière les volets clos de nos maisons, nos HLM et nos cités, nous cachons notre misère tant morale que matérielle tout en prétendant faire partie d’un monde libre et civilisé.
Certes, la vie africaine en ville est de plus en plus semblable à celle de l’Europe et les données matérielles sont complètement différentes qu’en brousse. Les familles y vivent parfois à l’occidentale et les problèmes y sont encore plus complexes car ils sont pris entre deux cultures et styles de vie opposés. En ville, l’Afrique doit faire face à la pluralité des traditions héritées de leurs pères et celles reçues de l’occident.
En ce qui me concerne, quand je pense Afrique, mon esprit survole les pistes des villes et villages que j’ai arpentés et que l’on ne trouve pas facilement sur les cartes, Sibi, Oury, Konkoliko, Pompoï, Poura, Bridié, Ton, Fara, Boulsa, Pissila… Kaya, Yako, Boromo ou Banfora pour les plus grandes et j’en passe, situés en deçà et en delà des grands fleuves Volta Blanche et Noire (aujourd’hui rebaptisés), au croisement de plusieurs ethnies, telles que Mossi, Daffi, Kô, Bambara et toutes les autres…
Et c’est de là que je puise aujourd’hui un enseignement pour ma vie quotidienne, lorsque je me sens devenir vieille, fatiguée, désorientée et lasse : je replonge mon regard dans celui de la Ma et j’y retrouve la lucidité nécessaire à mon équilibre et à l’entretien de ma joie de vivre.
Jeune ou vieille, en bonne santé ou fatiguée, qu’importe quand l’harmonie de mon être intérieur, me rappelle que vieillesse, fatigue et usure du temps ne sont que les traces d’un vécu riche d’expériences, qu’aucune fatigue ne pourra me ravir !
A l’image de toutes ces femmes africaines, je souhaite trouver cette capacité de renoncement au découragement, d’endurance et de quiétude même au plus fort des orages.
A l’image de la Ma, je voudrais que nous toutes, femmes, comprenions notre condition féminine, sans chercher à ressembler aux hommes, ni faire, parler, agir ou travailler comme eux, mais être et rester femmes !
Oui, j’ose le dire : l’égalité des sexes est une aberration !
Comment vouloir rendre égal, mettre sur le même niveau, au même rythme, ce qui est biologiquement, fondamentalement différent. Et pourtant, Dieu seul sait combien je me suis insurgée contre toute sorte de domination et de supériorité ! Mais il y a autant à faire pour toutes inégalités entre les classes, les rangs et les différences de toutes sortes. La question n’est pas de vouloir tous être égaux, mais que tous soient respectés et dignes de traitements égaux !
Les différences existeront toujours entre pauvres et riches, sous les climats nordiques ou tropicaux… Comment nier les différences entre le charpentier et le banquier, l’avocat et le maçon ? Tous ne sont-ils pas là pour construire le monde ? Qui oserait prétendre que tous ne sont pas utiles justement à cause de leurs différences ?
Commencer par accepter nos différences serait le début d’une réelle égalité dans le respect et la reconnaissance mutuelle de nos droits et devoirs.
Réclamer nos droits, cela ne commencerait-il pas par accomplir nos devoirs ?
Vouloir égaliser l’homme et la femme, est aussi fou que de vouloir imposer aux nations du monde d’ignorer leurs différences de tradition, d’éducation et de couleur.
Le racisme ne consiste pas à ne pas aimer l’habitant d’un autre pays. Le racisme est humain et c’est le fruit de la peur que l’autre empiète sur notre terrain, la peur de celui que nous ne connaissons pas, la peur de ne pas être reconnu par l’autre pour qui nous sommes.
Cette peur se manifeste dès la naissance de l’enfant, qui défend son territoire, son droit, son acquit. Il commence au berceau quand on lui enlève son hochet; sur les genoux de sa mère quand il repousse son petit frère, sur les bancs de l’école quand il dénonce son camarade. Pourquoi ? Pour être le premier… ou par peur d’être oublié… ?
La femme africaine a une (grande) longueur d’avance sur la femme occidentale: elle accepte son rôle de femme. Elle ne rechigne pas à ses devoirs, non pas parce qu’elle n’a pas appris à se révolter, mais parce qu’elle est fière d’être femme et d’accomplir son rôle dans la société. Attendre un enfant, le mettre au monde et le soigner, ne représente pas un handicap, même quand elle le confie à une jeune fille pour s’en occuper en son absence, elle reste mère et responsable de son foyer. Elle ne démissionne pas, simplement par le fait de s’éloigner de son domicile. Elle assume son rôle et ses choix qui gravitent autour. Elle ne cherche pas à ressembler aux hommes, elle reste femme.
Qu’elle soit scolarisée, intellectuelle, artiste, politicienne ou femme de cultivateur, riche ou pauvre, elle est femme et s’assume en tant que telle.
L’intégration de la femme en milieu politique de certains pays d’Afrique a de loin dépassé le statut de leurs semblables en Occident.
Pourtant vouloir à tout prix un pourcentage équilibré de femmes dans les affaires, dans les médias ou en politique, me semble être une manœuvre dangereuse. Il vaudrait mieux évaluer les capacités des uns et des autres, et choisir le meilleur, sans distinction de son genre féminin ou masculin. Élire une femme pour atteindre un quota fixé d’avance pourrait conduire à bien des désenchantements et ne servirait pas la cause féminine si cette cause était vraiment à défendre… Ce qui compte, à mes yeux, ce n’est pas le nombre d’hommes et de femmes au pouvoir, mais bien plus : leurs qualités.
Je suis persuadée que le jour où la femme dite civilisée aura accepté sa condition féminine avec toute sa richesse et ses faiblesses, elle fera des exploits !
Ce jour-là, à l’image de la ma, ses complexes s’envoleront, son physique, son poids et son âge n’auront plus d’importance, elle plaira, elle séduira les hommes qui sauront la mettre en valeur et l’honorer !
Cette femme-là, jeune ou vieille, sera écoutée, considérée, aimée et… belle !

[1] Ce ne sera qu’en 2005 que la Ma s’est adressée à moi par écrit en m’appelant ma fille !